Création du rat de caves
Le 27 avril 1927, un « syndicat des ouvriers cavistes et parties similaires d’Epernay, Dizy-Magenta et la villa d’Aÿ, rattaché à la CGTU » est déclaré à la mairie d’Epernay. Ses responsables officiels sont Victor Barnier, Hyéside Brabant, Eusèbe Gros, Edmond Callay. Gaston Martin, jeune militants CGTU chez Moët & Chandon, tout juste âgé de dix-huit ans, ne figure pas (c’est compréhensible) parmi les membres du comité. Ce qui ne l’empêche pas, loin de là, de déployer une activité intense. Cette activité, quasiment clandestine pendant près de dix ans, consiste essentiellement à diffuser un bulletin où sont dénoncées les conditions de travail scandaleuses, les vexations, les sanctions pour deux fois rien, et toutes les manœuvres des employeurs. Et dans lequel, bien sûr, les salariés sont appelés à rejoindre le syndicat.
La publication est plus que modeste : une simple feuille ronéotypée recto-verso intitulée « Le Rat de Caves » et agrémentée de l’effigie de l’animal en question ! Mais que d’énergie, d’astuces, de ruse même pour réaliser l’objet et le faire parvenir aux travailleurs concernés ! Gaston Martin et sa petite équipe de militants cavistes ne disposent d’aucun moyen matériel. Mais ils savent faire travailler leurs méninges. Alors, voilà comment on procède. On rédige le texte. On envoie la copie manuscrite à la Fédération nationale des travailleurs de l’alimentation CGTU à laquelle le syndicat des cavistes d’Epernay est rattaché. Là, le texte est dactylographié et ronéotypé en 500 exemplaires. Et le paquet revient à Epernay.
Reste la dernière étape. Evidemment, il n’est pas question de distribuer Le Rat de Caves à l’intérieur des entreprises. Ni même, tout simplement, de le faire distribuer par des cavistes qui, aussitôt repérés, seraient aussitôt mis à la porte. Heureusement, les camarades cheminots sont dotés, quant à eux, d’un syndicat bien implanté, moins vulnérable à la répression. Et leurs horaires de travail décalés leur laissent une certaine liberté. Ce sont donc eux qui se chargent, à chaque arrivage, d’aller distribuer Le Rat de Caves aux portes des Maisons de champagne.
Les employeurs ne sont pas vraiment dupes. Mais de là à disposer de preuves tangibles… Gaston Martin se souvient encore avec émotion d’un jour où il a tout de même eu chaud. Parmi les agissements dénoncés dans Le Rat de Caves, ceux d’un certain Naulin, chef de cave chez Moët et Chandon et surnommé « le dictateur », occupaient une bonne place. Réciproquement, celui-ci tenait les « révolutionnaires » à l’œil et guettait l’occasion d’en prendre un sur le fait. Un jour donc, à la reprise de 13 heures chez Moët et Chandon, les militants cheminots faisaient la distribution d’un numéro du Rat dans lequel « le dictateur » en prenait vraiment pour son grade. Comme les autres ouvriers, Gaston arrive à la porte, prend le papier qu’on lui tend, « salut », merci et mine de rien va rejoindre son poste au chantier de dégorgement.
Dix minutes à peine se sont écoulées lorsqu’il voit arriver vers lui une coursière: « Monsieur Martin, Monsieur Naulin vous demande à son bureau ! » Ça y est, il y a encore un cheveu, se dit Gaston en se lavant les mains. Attention, fais gaffe. Quand il entre dans le bureau du chef, celui-ci tient évidemment un exemplaire du Rat de Caves dans les mains. «C’est toi qui fais ce torchon ?», rugit-il. Gaston ne se démonte pas. « Montrez-voir ? Ah oui, c’est ce qui était distribué à l’entrée, tout à l’heure… J’en ai pris un, comme tout le monde… » « Si, je sais que c’est toi, riposte l’autre. Je viens de recevoir un coup de téléphone pour m’en avertir… » « Comment ! Vous m’accusez ! Mais c’est de la diffamation », s’indigne Gaston. Puisque c’est comme ça, je vais tout de suite au commissariat pour porter plainte. » Et, sans hésiter, il ôte son tablier, le pose sur le bras du fauteuil et se dirige vers la porte, la peur au ventre, en se disant « pourvu qu’il me rappelle, pourvu qu’il me rappelle…». Il a presque atteint la sortie quand il entend enfin: « Où tu vas comme ça ?» Et il sent Naulin lui saisir le bras: « Allez, allez, retourne à ton travail ! »
Et Gaston Martin, se demande encore où il serait allé, ce qu’il serait devenu, si le chef l’avait pris au mot.
En novembre 2021, toujours dans le même esprit, la nouvelle équipe à la tête de l’Intersyndicat CGT du champagne voulant améliorer sa communication réédite le “Rat de caves”. Puis elle innove en créant un “Rat de vignes” sur les sujets concernant plus particulièrement les salariés des vignobles des maisons de champagne…