Travailleurs saisonniers en Champagne. Sans devoir de vigilance intégré aux politiques RSE, ni maisons ni vignerons ne seront incités à contrôler les abus commis par leurs prestataires, des travaux viticoles à la vendange. © Fred Marvaux / Parlement européen
✍️ Par l’Intersyndicat CGT du champagne
📅 Publié le 17 octobre 2025
⏱️Temps de lecture 6 minutes
La directive européenne sur le devoir de vigilance devait enfin imposer des responsabilités claires aux multinationales, dont les maisons de Champagne comme LVMH ou Pernod Ricard, face aux abus sociaux commis dans leurs chaînes de sous-traitance. Mais à peine votée, elle est déjà vidée de sa substance par le lobbying patronal. Résultat : les grandes maisons échappent à toute contrainte, et les vignerons, bien qu’ils n’étaient pas directement concernés, ne seront pas incités à renforcer la vigilance sur leurs prestataires de services. Pour la CGT Champagne, c’est un recul dramatique dans une région où les abus liés à la sous-traitance, dans tous les travaux viticoles et notamment lors des vendanges, continuent de marquer la filière.
Une loi qui devait responsabiliser les donneurs d’ordre
Adoptée en juin 2024, la directive européenne sur le devoir de vigilance (CS3D) prévoyait une application progressive : d’abord en 2027 pour les très grandes multinationales (plus de 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires), puis en 2029 pour les entreprises de plus de 1 000 salariés et 450 millions d’euros de chiffre d’affaires. Elle devait les obliger à identifier, prévenir et réparer les abus sociaux dans toute leur chaîne de valeur.
En Champagne, cela visait directement les géants du secteur – LVMH, Pernod Ricard – dont le poids économique leur permet d’imposer leurs conditions aux sous-traitants. La directive instaurait en outre une responsabilité civile harmonisée : les victimes d’abus pouvaient obtenir réparation, même si les infractions étaient commises par des prestataires.
Les vignerons champenois, dont les exploitations n’atteignent pas les seuils fixés par le texte, n’étaient pas concernés directement. Mais cette loi aurait pu créer un effet d’entraînement, en les incitant à contrôler davantage leurs prestataires de services dans tous les travaux viticoles, et particulièrement lors des vendanges, où la sous-traitance est massive et les abus les plus fréquents.
Qu’est-ce que le devoir de vigilance ?
Le devoir de vigilance est une directive européenne adoptée en 2024. Elle oblige les grandes entreprises à être responsables des conditions de travail chez leurs sous-traitants.
Concrètement, une multinationale ne peut plus fermer les yeux si des abus ont lieu dans ses vignes, ses usines ou chez ses prestataires. Elle doit repérer les risques d’exploitation, mettre en place des contrôles pour les éviter et réparer les abus si malgré tout ils se produisent. Une responsabilité civile européenne devait même permettre aux victimes d’obtenir réparation.
En France, une loi existe depuis 2017, mais elle ne concerne qu’une poignée de grands groupes. La directive européenne devait l’étendre et l’harmoniser pour toutes les grandes entreprises de l’Union.
Son application était prévue par étapes : transposition en droit national d’ici 2026, premières obligations pour les très grandes multinationales en 2027, et extension en 2029 aux entreprises de plus de 1 000 salariés et 450 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Mais avant même son entrée en vigueur, la directive fait déjà l’objet de reculs : depuis 2025, la Commission et une majorité du Parlement cherchent à l’affaiblir sous la pression des lobbys patronaux.
Une directive détricotée avant même d’être appliquée
À peine adoptée, la directive est déjà vidée de son contenu. En février 2025, la Commission européenne a présenté une version « simplifiée » sous la pression des lobbys patronaux.
- La responsabilité civile harmonisée est supprimée.
- Le texte ne s’applique plus qu’aux très grosses entreprises (plus de 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de CA).
- Le devoir de vigilance se limite au premier niveau de sous-traitance.
Concrètement, les grandes maisons de Champagne – qui devaient être directement concernées – échappent désormais à toute obligation réelle. Et pour les vignerons, le message est clair : aucune incitation à surveiller leurs prestataires, qu’il s’agisse de travaux viticoles réalisés tout au long de l’année ou en période de vendanges, moment où les abus sociaux atteignent leur paroxysme
Champagne : le risque d’une impunité généralisée
Depuis plusieurs années, la CGT dénonce les « vendanges de la honte » : salaires impayés, logements insalubres, sous-traitance sauvage, travail dissimulé. Des condamnations pour traite d’êtres humains ont déjà eu lieu.
Avec une directive réduite à peau de chagrin :
- les grandes maisons pourront continuer à se retrancher derrière leurs prestataires ;
- les vignerons, non concernés par la loi, n’auront aucune incitation à contrôler les pratiques de leurs sous-traitants, dans les travaux viticoles comme dans les vendanges ;
- les saisonniers resteront sans véritable recours face aux abus.
Ce qui devait être un outil de justice sociale se transforme en une coquille vide, répondant aux intérêts des grands groupes.
La CGT Champagne au Parlement européen
Face à ce danger, l’Intersyndicat CGT du Champagne a porté la voix des travailleurs. Le 10 septembre dernier, une délégation s’est rendue au Parlement européen à Strasbourg, à l’invitation du groupe The Left (La France Insoumise), pour porter la voix des saisonniers exploités dans le vignoble champenois. La CGT a rappelé que sans devoir de vigilance, ni les grandes maisons ni les vignerons n’auront à répondre des abus sociaux commis par leurs prestataires.
Mais l’Intersyndicat ne veut pas s’arrêter là : il demande que le devoir de vigilance ne soit pas seulement une contrainte légale minimale, mais qu’il soit intégré au cœur des politiques de Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) dans toute la filière Champagne. Autrement dit, que les maisons comme les exploitants assument leur responsabilité sociale, pas uniquement par obligation juridique, mais comme une exigence permanente de transparence et de justice. Il en va de l’avenir de la filière, aujourd’hui concurrencée au niveau mondial et même récemment bousculée par des mousseux anglais. Pour la CGT Champagne, c’est une condition essentielle pour que le Champagne se démarque face aux effervescents étrangers et que ce produit, emblème de l’industrie du luxe, retrouve pleinement son rang de roi des vins.
L’image du Champagne en jeu
La bataille autour du devoir de vigilance ne se joue donc pas seulement dans les couloirs de Bruxelles ou de Strasbourg : elle engage directement l’image du vignoble champenois et des milliers de saisonniers qui y travaillent chaque année. Pour la CGT Champagne, il n’y aura pas de prestige durable pour le Champagne si les abus sociaux continuent d’entacher les vendanges.
C’est en assumant pleinement ses responsabilités, en intégrant la vigilance sociale au cœur des politiques RSE, que la filière pourra répondre aux abus, protéger les travailleurs et se démarquer dans une concurrence mondiale de plus en plus rude. C’est à ce prix que le Champagne, roi des vins et symbole du luxe, pourra conserver sa couronne.
Télécharger l’article : Champagne : quand l’Europe blanchit les donneurs d’ordre
Sources
- Directive européenne (UE) 2024/1760 sur le devoir de vigilance.
- Médiapart, Cédric Vallet, Bruxelles veut sacrifier le devoir de vigilance des entreprises, 14 octobre 2025.