Le revers du luxe : conditions d’exploitation dénoncées dans les sous-traitances italiennes de Dior et Armani. Un système que la loi Omnibus européenne pourrait légitimer. © archives HESPRESS

✍️ Par l’Intersyndicat CGT du champagne

📅 Publié le 25 juillet 2025

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Alors que les scandales d’exploitation se multiplient chez les sous-traitants des géants du luxe, une directive européenne menace de rendre ces pratiques encore plus invisibles, plus acceptables, plus rentables. La CGT Champagne alerte sur une attaque en règle contre le devoir de vigilance des entreprises, au profit des actionnaires et au détriment des travailleurs.

Quand la justice perce le vernis du luxe, l’Europe desserre l’étau du droit

En plein été, pendant que les podiums exhibent les collections Dior et Armani sous les flashs, la justice italienne, elle, éclaire d’un tout autre projecteur les coulisses du luxe. Ces deux marques sont visées par une enquête judiciaire pour avoir indirectement exploité des travailleurs chinois dans des conditions proches de l’esclavage, via une chaîne de sous-traitance opaque et cynique. Ces affaires concernent directement LVMH, propriétaire de Dior, mais également Loro Piana, autre filiale du géant français, également placée sous surveillance judiciaire pour des faits similaires.

Et pourtant, pendant que l’on découvre les sordides arrière-boutiques du luxe, l’Union européenne, au nom de la « compétitivité », est en train de faire sauter un des derniers verrous contre ces dérives : le devoir de vigilance.

Du cuir de luxe cousu par la misère

Ce sont les tribunaux italiens qui ont levé le voile. Dior et Armani auraient, à travers des fournisseurs tiers, externalisé la production de leurs articles de maroquinerie à des ateliers chinois installés en Lombardie, employant des sans-papiers, les logeant dans des dortoirs insalubres, les forçant à travailler plus de 80 heures par semaine pour 4 euros de l’heure. Dans le cas de Dior, les salariés confectionnaient des pièces pour la collection 2024 de sacs et accessoires. Chez Loro Piana, c’est la production de vestes en cachemire vendues 3 000 euros pièce qui reposait sur un réseau d’intermédiaires opaques et illégaux.

Dans tous les cas, les entreprises se défendent : elles affirment ne pas avoir été informées, dénoncent leurs sous-traitants, et assurent revoir leurs procédures. Pourtant, l’enquête démontre que ces pratiques étaient connues, récurrentes, et surtout rendues possibles par l’organisation même des chaînes de production : complexité volontaire, multiplicité des sous-traitants, dilution des responsabilités.

Un modèle de profit fondé sur l’exploitation

Le tribunal de Milan est clair : ces pratiques ne sont pas des erreurs isolées, mais bien une méthode de production « généralisée et consolidée » dans le secteur du luxe italien. L’externalisation complète permet de réduire les coûts, d’échapper à toute responsabilité pénale ou administrative, et de maximiser les marges. En Italie, près de 50 % de la production mondiale du luxe est assurée par des petits ateliers, souvent informels, sous-payés, invisibles. Les grandes marques se donnent bonne conscience avec quelques audits annuels, pendant que leurs profits flambent.

Chez LVMH, on connaît la chanson : chaque scandale de sous-traitance est suivi d’un communiqué indigné, d’une rupture de contrat avec les fournisseurs incriminés, et d’un renforcement des contrôles… jusqu’à la prochaine fois. Et à chaque fois, les ouvriers exploités restent sans recours.

Et l’Europe dans tout ça ? Elle recule.

En 2017, la France faisait figure de pionnière avec sa loi sur le devoir de vigilance : elle imposait aux grandes entreprises d’identifier les risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement dans toute leur chaîne de sous-traitance, de mettre en place un plan de prévention, et de rendre ces informations publiques. L’Union européenne s’en est inspirée pour sa directive CSDDD, adoptée en 2024. Une avancée historique.

Mais voilà que cette avancée est aujourd’hui en péril. Sous pression des lobbies patronaux, la Commission européenne a présenté en février dernier une directive dite « Omnibus », censée « simplifier » le droit. Une simplification au goût amer : le devoir de vigilance ne s’appliquerait plus qu’aux partenaires commerciaux directs, les audits ne seraient plus qu’une formalité quinquennale, les ONG et les syndicats ne seraient plus consultés, et la responsabilité civile des entreprises serait diluée jusqu’à disparaître.

Concrètement, cela veut dire quoi ?

Cela signifie que demain, LVMH via Dior et Armani pourrait continuer à faire produire ses sacs ou ses vestes par des ateliers clandestins en Italie, en Chine ou ailleurs, sans être inquiétés. Il suffira qu’ils affirment ne pas avoir su. Que leur sous-traitant était en règle, sur le papier. Que les audits n’ont rien révélé.

Cela signifie que les victimes de travail forcé, d’exploitation ou de pollutions industrielles ne pourront plus poursuivre les donneurs d’ordre, même si ce sont eux qui structurent tout le système de production. Le capital pourra se cacher derrière ses contrats, pendant que les ouvriers, eux, n’auront que leurs bras et leur silence. Oubliée, la catastrophe du 24 avril 2013 au Bangladesh, où, dans l’effondrement du Rana Plaza, 1 138 personnes ont perdu la vie et plus de 2 000 autres ont été blessées, dans ce drame, le plus meurtrier jamais survenu dans l’industrie textile.

Un monde du travail livré à la loi du plus fort

La CGT Champagne, en tant que syndicat de terrain, alerte : cette logique de déresponsabilisation organisée ne s’arrête pas aux ateliers de Milan. Elle traverse aussi nos territoires, nos vignes, nos vendanges. Les procès de Nesle-le-Repons en juin dernier et celui attendu en septembre à Mourmelon-le-Petit en sont la preuve éclatante. À chaque fois, ce sont des travailleurs saisonniers étrangers, hébergés dans des conditions indignes, privés de leurs droits, exploités dans un silence organisé. À chaque fois, c’est l’omerta : impossible de savoir qui sont les donneurs d’ordre. En Champagne, la justice n’a pas remonté la chaîne de sous-traitance, ce qui a permis de diluer les responsabilités.

Pour cette fois, la justice italienne a commencé à qualifier les faits pour ce qu’ils sont : de la traite d’êtres humains. Et cela appelle une réponse claire : l’obligation d’engager la responsabilité civile des donneurs d’ordre. Car ce sont eux qui organisent, commandent, tirent profit. Ce sont eux que la loi doit aussi pouvoir sanctionner.

Partout où le patronat peut externaliser les tâches les plus pénibles – notamment dans l’agriculture, la viticulture, le maraichage, dans le bâtiment, les prestataires de nettoyage ou de transport et dans bien d’autres secteurs encore – il y a des risques d’exploitation. Et ces risques ne seront jamais traités par la magie du marché ou les chartes éthiques de façade, mais bien par la loi, le contrôle et la mobilisation syndicale.

Derrière l’affaire Dior, c’est l’avenir du droit du travail européen qui se joue. Si l’Union abandonne le devoir de vigilance, si elle valide la logique de la directive Omnibus, alors elle autorise de fait un dumping social et environnemental à grande échelle, en toute impunité.

A la CGT champagne, nous nous indignons, et nous serons toujours aux côtés des travailleurs victimes de ce système qui vise l’impunité des donneurs d’ordres. La CGT Champagne ne détournera jamais le regard devant l’exploitation.

Sources :