Relégué à la rubrique des faits divers, les accidents du travail sont un fait social qui questionne les organisations du travail. L’intensification de l’activité, le sous-effectif, les horaires à rallonge, la précarité des statuts en sont souvent la cause. En France, près de 540 000 salariés, essentiellement des ouvriers, en ont été victimes en 2020. Le pays fait figure de mauvais élève en Europe.

« Silence, des ouvriers meurent »

En réaction aux propos d’Emmanuel Macron qui, en 2016, estimait que la vie d’un entrepreneur était souvent plus dure que celle d’un salarié, Matthieu Lépine, professeur d’histoire, s’est mis à recenser les accidents mortels du travail depuis janvier 2019. Prenant pour modèle le fil Twitter de David Dufresne désireux d’alerter sur les violences policières, Matthieu Lépine a intitulé le sien @DuAccident « silence des ouvriers meurent ».

Il contribue ainsi à lutter contre invisibilité des victimes dans les médias et plus largement dans la société. Un travail d’utilité publique.

« Le jour de l’accident, l’employeur nous a dit qu’il avait protégé les intérêts de mon cousin. Il a surtout protégé les siens », racontent samba Camara. À table, au café qui jouxte le siège confédéral de la CGT, à Montreuil (93). Depuis, l’imprimeur bataille pour faire la lumière sur la mort de mon cousin, Moussa Camara. Employé de maintenance, industrie, sous-traitant de la ville de Paris, Moussa Camara a chuté de cinq mètres en nettoyant des vitres, le 21 février 2022. L’homme, originaire du Mali, était sans-papier. Il est mort le 5 mars. Il avait 58 ans. Son corps a été rapatrié dans son pays d’origine, dans la région de Kayes, auprès de sa famille et de ses cinq enfants. « En tant qu’agent de service premier échelon, Moussa n’aurait pas dû travailler en hauteur. Le mois de son décès, sur son bulletin de paye, son entreprise l’a promu agent qualifié de service, 3ème échelon, pour se couvrir juridiquement », a découvert Samba à l’aide du collectif parisien CGT du nettoyage. En France, des hommes et des femmes meurent encore trop souvent au travail.

les gueules cassées.

Selon la CGT, qui se base sur des statistiques de Eurostat, « le patronat français est responsable de la mort de 2 fois plus de salariés que la moyenne européenne : 3,5 accidents du travail mortel reconnu pour 100 000 salariés, contre 1,7 en moyenne, la France devance ainsi des pays de l’Est, (Bulgarie, Lituanie, Roumanie), tandis que les employeurs allemands, suédois et néerlandais sont 3 fois moins meurtriers. Même constat pour les accidents qui ont provoqué au moins 4 jours d’arrêt de travail ». En 2020, alors que l’économie tournait au ralenti, 550 salariés ont perdu la vie à la gagnée. En 2019, l’assurance-maladie recensait 733 décès. En 2020 toujours, 1 006 769 accidents du travail ont été déclarés, sans compter les accidents de trajet et les maladies professionnelles.

Près de 540 000 d’entre eux ont donné lieu à un arrêt et/ou à une incapacité, contre 655 715 en 2019.

Le travail temporaire, l’agroalimentaire, le transport, le BTP, mais aussi l’action sociale et la santé dans le secteur privé sont les principaux secteurs concernés. Autrement dit, les travailleurs dit de « première et seconde ligne » sont les gueules cassées, d’une guerre qui ne dit pas son nom. La faute à la précarité des statuts qui empêche les salariés de faire valoir leurs droits, à l’intensification du travail, au sous-effectif, aux horaires décalés, aux défauts de sécurité… « Le travail réalisé dans l’urgence, les délais trop court, l’amplitude journalière entre 12 et 15h, le recours à la sous-traitance et l’intérim, le manque de formation mais aussi l’absence de contrôle sur les chantiers sont autant de causes à l’origine d’un accident »,égrène Frédéric Mau, au nom de la CGT construction.

Des milliers de travailleurs et de travailleuses se blessent sans être recensé dans les statistiques officielles. C’est le cas des fonctionnaires, mais aussi des auto-entrepreneurs, des travailleurs en situation irrégulière… « D’après un sondage que nous avions réalisé auprès de 27 livreurs à vélo de la région Lyonnaise, 21 confiaient avoir déjà subi au moins un accident du travail. Or, sur les 39 accidents du travail mentionnés, dont la durée moyenne d’ITT (incapacité temporaire totale) était de trente et un jours, seuls trois ont été déclarés », se souvient Ludovic Rioux, de la Fédération nationale des syndicats des transports CGT. Qui embraille : « mais il n’existe aucune statistique. L’employeur, non reconnu comme tel, n’a pas obligation pas obligation de les déclarer en accident du travail. Et de son côté, le livreur n’a pas intérêt de le faire. Sans parler de tous ceux qui travaillent sous un nom d’emprunt ».

Sous les déclaration.

Reléguer à la rubrique des faits divers, les accidents du travail sont pour la psychologue Véronique Daubas-Letourneux un « fait social » d’autant plus invisible que la sous déclaration constitué un sport patronal. « Il n’y a pas d’amélioration, les employeurs mettent la poussière sous le tapis, voilà tout », constate Frédéric Mau. Parmi les techniques de camouflage, la non-déclaration pure et simple, des pressions exercées sur les salariés pour les empêcher de se mettre en arrêt de travail, des réserves abusives adressées par l’employeur à la CPAM pour réduire sa responsabilité. « Afin d’éviter que les salariés se mettent en arrêt, les patrons les font travailler sur un poste dit aménagé.

« Résultat, un salarié qui s’était foulé le doigt a été contraint de se faire opérer, faute de convalescence », témoigne Denis Bouttineaud secrétaire CGT construction de la nouvelle Aquitaine. Jérôme Vivenza, en charge des questions de santé au travail à la CGT, observe aussi que « les patrons peuvent déclarer l’accident, mais en sous-évaluant le nombre de jours d’arrêt pour jouer sur le taux de cotisations sociales. Et comme le taux de gravité est faible, les contrôleurs CARSAT ont comme consigne de ne pas intervenir ». « On savait que cela arriverait un jour », dit ensuite tout le monde quand survient un accident grave » Pour le dirigeant de la CGT, « les accidents bénins sous autant de signes faibles ignorés dont la dissimulation entrave la mise en place d’une véritable politique de prévention ».

« La non-déclaration comme telle d’un accident du travail prive aussi les salariés de leurs droits, comme la prise en charge du soin à 100%, la possibilité de réparation financière sous forme de rente », explique Marc Benoît, spécialisé dans les RPS à l’INRS. Au total, le coût de la sous-déclaration pour la branche maladie du régime général de la sécurité sociale est compris entre 1,2 et 2,1 milliards d’euros par an. Une sous-reconnaissance établie par les autorités qui, depuis la loi de 1996, impose à la branche AT-MP de reverser une partie de ses financements à la branche maladie de la Sécu, au titre des atteintes à la santé d’origine professionnelle.

Rendre visible l’invisible.

La mort d’un flic suscite un hommage national. Un ouvrier crève, parfois dans les conditions atroces, dans la plus grande indifférence de nos gouvernants. Ce n’est pas faute, pour des militants CGT, des fédérations, d’alerter les régulièrement les pouvoirs publics. Exemple : en février 2022, l’Union locale CGT de Laon, l’Union départementale de l’Aisne et la Fédération agroalimentaire ont interpellé le préfet sur « les manquements graves à la sécurité des salariés au sein de l’entreprise Champicarde, [situé à Crécy-Sur-Serre. NDLR] ». Entre mes 2020 et décembre 2021, sept accidents du travail ont été recensés, un jeune écrasé par un bac de champignons et devenu tétraplégique. Un autre accident aurait pu avoir des conséquences irréversibles, la salariée s’étant retrouvés coincés entre deux engins de cueille. La CGT dénonce notamment les cadences infernales, le temps de travail dépassant les dix heures quotidiennes, des salariés sous vidéosurveillance…

Pour celles et ceux qui ont perdu un père, un fils, un frère, l’omerta qui entoure la mort de leur proche est une nouvelle épreuve. Au téléphone, Sylvie Lassort n’en finit pas de remercier celles et ceux qui ne les oublient pas, elles, sa famille et son fils. Guillaume Garrido, mort à 36 ans un 18 août 2018. La mère ravale ses larmes et raconte un triste sourire dans la voix : « la famille était à un mariage lorsque nous avons appris que mon fils, intérimaire, avait été écrasé par des murets mal étayés qui se sont effondrés. Il travaillait pour le compte de Eurovia sur le chantier de la RN 21. Quand j’ai cherché à obtenir des réponses sur les circonstances de son accident, un responsable m’a reproché le fait que mon fils aurait dû être en vacances. Parfois, j’ai entendu sa voix me dire : Maman, je ne suis pas mort sur le coup, arrête de les croire. » On peut tuer librement en France, tant qu’on est une multinationale ».

Dans la région, la CGT a déposé une stèle pour rendre hommage à Guillaume et à tous les morts au travail.