Utilisation de la machine à vendanger dans certaines vignes déclassées en Champagne pour faire du ratafia sans indication géographique. ©l’Union – 08 novembre 2020

Apparemment en Champagne la vendange mécanique ne serait pas pour tout de suite selon le directeur des services techniques du Comité champagne à cause, de « cette foutue queue de raisin », que des robots censés remplacer la main humaine n’arrivent pas à couper proprement.

Mais en est-on vraiment sûr ? car dans ce domaine les dirigeants de la filière ne sont pas à une bévue près. En effet, après avoir modifié le cahier des charges de l’AOC champagne pour autoriser en 2010 la taille Guyot dans les premiers et grands crus, taille interdite depuis 1927, après avoir autorisé la plantation de vignes semi larges et introduit le cépage « Voltis » sans aucun recul sur une éventuelle altération de la qualité des assemblages, pourquoi n’auraient-ils pas la volonté politique de le modifier, une fois de plus, pour autoriser l’utilisation de la machine à vendanger ?

Alors qu’ importe, on va continuer, coûte que coûte, les essais effectués depuis 1988, car la volonté politique des acteurs de la filière n’est-elle pas de mécaniser la vendange pour se débarrasser de l’emploi saisonnier, au détriment des fondamentaux de qualité, de notoriété et d’image d’un produit de luxe. Image profondément altérée par les scandaleuses affaires de traite d’humains qui pourraient porter atteinte au respect des droits de l’homme dans le processus d’élaboration du champagne.

En Champagne la filière marche aussi sur la tête

A ce sujet, voir l’article de l’Union du journaliste Yann Tourbe publié dans les page économique du 16 avril 2024, ci-dessous : 

En 2023, à Montgueux, lors de vendanges particulièrement complexes d’un point de vue logistique autant que sanitaire.Mattéo Clochard

En Champagne, la vendange mécanique est un peu comme le dahu. On en parle, mais on ne le voit pas. Et même si certains l’appellent de leurs vœux, on ne la verra pas de sitôt.

La vendange mécanique ? Elle n’est pas pour tout de suite en Champagne, si on en croit les données présentées par Sébastien Debuisson, le directeur des services techniques du Comité champagne, lors de la journée Vignoble et qualités (au pluriel) du mardi 26 mars. La cause, c’est « cette foutue queue de raisin » , qui empêche les robots censés remplacer la main humaine de couper proprement les grappes. « Le Comité fait des essais depuis 1988 » , précise Sébastien Debuisson et, pour l’instant, aucun des modèles testés « n’a jamais été foutu de couper une grappe » . Bien sûr, continue le technicien, il y a eu des progrès et plus encore sont attendus, notamment grâce à l’intelligence artificielle, qui pourrait apprendre à reconnaître correctement ces pédoncules jusque-là rétifs à l’automatisation de la récolte… « Mais il y a encore du boulot ! »

UN MESSAGE POLITIQUE

Dans la salle panoramique du centre vinicole de Chouilly, on rit autant qu’on écoute. L’intervention de Sébastien Debuisson n’est que le hors-d’œuvre d’une matinée passionnante. Il va être question de vendanges mécanisées, de capacité de pressurage totale de la Champagne mais aussi de qualité des raisins, non seulement du point de vue organoleptique mais, surtout, du point de vue logistique… Que fait-on, quand on reçoit jusqu’à 40 % de jus qu’il vaut mieux isoler alors que tout autour du centre de pressurage et de la cuverie se joue la troisième vendange la plus volumique de l’histoire de l’appellation : 512,5 kilotonnes de raisin, après 2018 (532 kt) et 2004 (515,3 kt), mais avant 2022 (501,8 kt) ?

Bien sûr, Vignoble et qualités est la journée technique de la plus importante union de coopératives champenoises, Terroirs et vignerons de Champagne. Autant dire : le bras armé de la coopération champenoise, laquelle coopération champenoise est tout autant un acteur politique qu’un acteur économique au sein de l’appellation. Tout ce qu’il se dit lors de cette matinée est, non pas parole d’évangile, mais une affirmation politique autant qu’un discours technique et, bien souvent, un message adressé à l’ensemble de l’appellation. Et quand on y parle de mécanisation de la vendange, quelques mois seulement après une des pires vendanges que la Champagne ait connues en termes d’image et de qualité sur les vingt dernières années, ce n’est pas pour faire joli sur le carton d’invitation.

« LE RISQUE ZÉRO N’EXISTE PAS »

C’est qu’il y a beaucoup à dire sur la vendange 2023. Il y a tout de même été question d’esclavage moderne, sur les conditions d’emploi et d’hébergement, et plusieurs saisonniers sont morts lors de la première semaine, qui avait été marquée par des conditions météorologiques caniculaires.

Le traitement médiatique de ces affaires « a donné l’impression que la maltraitance est générale » , regrette Damien Champy, le secrétaire général du Syndicat général des vignerons. « Avec l’accueil de plus de 100 000 vendangeurs, le risque zéro n’existe pas » , continue-t-il, avant d’insister : ce qui s’est passé en 2023 est « inadmissible » et il faut « redoubler d’efforts pour que ça ne se reproduise plus… »

CANICULE ET QUALITÉ

Mais, au-delà de l’aspect social (et médiatique) de la vendange 2023, il faut aussi revenir à la qualité. C’est une lapalissade, mais ça va mieux en le disant : le changement climatique influe sur la qualité des raisins. Jusqu’ici, la Champagne en bénéficiait, avec des jus plus mûrs sans toutefois perdre l’acidité qui est sa marque de fabrique. Mais les températures caniculaires qui ne sont plus rares, ni au moment de la véraison, ni à celui des vendanges, peuvent aussi accélérer la dégradation de l’état sanitaire des raisins. Comme c’était, justement, le cas en 2023.

512,5 MILLIONS DE KILOS

Et quand l’aspect sanitaire s’en mêle, l’absorption des volumes par les centres de pressurage peut poser problème. En 2018, comme l’explique François Berthomieux, les 3 162 pressoirs de l’appellation ont traité 532 millions de kilos de raisin. En 2023, les pressoirs étaient 3 174 et ils ont traité 512,5 millions de kilos. La différence, c’est le pas de temps sur lequel ces raisins ont été pressés.

Avant de chercher à mécaniser les vendanges et à se débarrasser de l’emploi saisonnier, il faut revenir aux fondamentaux de qualité

En 2018, le pic de pressurage, au cours duquel 50 % des volumes totaux sont traités, a duré huit jours. En 2023, il en a duré six, dont deux jours « à plus de 50 millions de kilos par jour » : 20 % de la vendange, passé par les pressoirs en deux jours seulement… « Au moment du pic d’activité, dans les centres de pressurage, on raisonne en absorption de quantité, la qualité vient après… »

LOGISTIQUE ET QUALITÉ

L’aphorisme du technicien du Comité champagne est confirmé par Carine Bailleul, la cheffe de cave de Castelnau : « En année compliquée, une citerne va parfois devoir passer par plusieurs quais » , en fonction de la qualité des jus dans chaque compartiment. Les œnologues doivent parfois accepter de relever les seuils de certains taux par lesquels ils classent les jus. En 2023, année chaude, les départs en fermentation spontanée n’étaient pas rares.

Fallait-il traiter ces cuves-là ? « Un traitement œnologique a forcément des conséquences, on peut dépouiller les vins, estime la cheffe de cave, et le remède est parfois pire que la maladie… » Christophe Bonnefond, le chef de caves de Mercier et directeur des opérations œnologiques pour le groupe MHCS en Champagne, confirme : « Ça ne sert à rien d’écarter des moûts si on ne remplit pas des cuves » , estime-t-il, exhibant des chiffres évocateurs, avec 39,52 % de moûts « en anomalie » . Mieux vaut « des cuves en moins mal que les très mal » , raisonne-t-il, insistant sur la nécessité de généraliser le bon de livraison, qui « responsabilise le livreur » . Dans la salle, on demande à Christophe Bonnefond s’il ne vaudrait pas mieux « payer la qualité » , au moins à hauteur de 25 % ? C’est oublier deux choses : d’une part, si le raisin « n’est pas conforme à l’appellation, c’est de la responsabilité du vigneron » , répond-il, et, d’autre part, la dégradation se fait souvent par l’intérieur des grappes et n’est pas toujours visible.

Et, les interventions de plusieurs techniciens du Comité faisant foi, « les marqueurs sanitaires ne sont pas assez fiables pour payer en fonction de l’état sanitaire » . Quant à la contractualisation de la prestation de pressurage pour que le contrôle de qualité soit fait, « ce n’est pas toujours simple » , assure-t-il. « J’ai envie de dire : si le raisin est non conforme, y a-t-il un prix ? »

LA QUALITÉ AVANT LA MACHINE

Et c’est, finalement, la leçon de cette journée du 26 mars : avant de chercher à mécaniser les vendanges et à se débarrasser d’une grande partie de l’emploi saisonnier, il faut revenir aux fondamentaux de qualité : des raisins « sains, loyaux et marchands » . Dit comme ça, ça n’a l’air de rien. Du point de vue des centres de pressurage qui ont recueilli jusqu’à 40 % de jus de qualité médiocre ou pire, c’est une autre histoire. Comme le résume l’œnologue Joël Rochard, chargé d’animer cette matinée technique : « Il va falloir travailler sur la logistique opérationnelle des vendanges, la Champagne vit d’une image, cette image peut être altérée » .

L’égrainage ? Pas assez vert, mon fils…

L’usage de machines à vendanger pourrait poser question pour un champagne qui joue de l’imagerie du luxe. Illustration AFP

N’en déplaise à Christophe Juarez, le directeur général de Terroirs et vignerons de Champagne, qui insiste sur « le geste ancestral du sécateur », la question d’une vendange mécanique, ou pas, en Champagne, est plus une question de qualité du raisin qu’une question d’image. Au moins du point de vue technique, puisque l’usage de machines à vendanger pourrait poser question pour un champagne qui joue de l’imagerie du luxe.
 
OSCILLATION
 
Faute de réussir à couper cette « foutue queue de raisin » , comme l’explique Sébastien Debuisson, il faut peut-être « raisonner par égrainage » . À l’heure actuelle, les machines à vendanger qui tournent non loin de la Champagne (dans le Chablisien et une bonne partie du vignoble icaunais, par exemple) fonctionnent par oscillation : la machine secoue les pieds de vigne et recueille tout ce qui en tombe, soit dans une benne, soit dans un système de noria, un tapis convoyeur, qui emporte le tout jusqu’à une benne ou même directement jusqu’au centre de pressurage.
 
FRACTIONNEMENT
 
Cette méthode pose plusieurs problèmes aux Champenois. D’abord, elle est incompatible avec le cahier des charges, qui demande une vendange en grappes entières. Ensuite, parce que l’égrainage éclate une partie des baies, cette méthode compromet le fractionnement de la vendange : d’abord les jus d’autopressurage, qui ne sont pas utilisés en vinification, puis la cuvée, issue du cœur des baies, puis les tailles, issues des zones plus proches de la pellicule du raisin et, enfin, les rebêches, qui proviennent de la partie des baies la plus proche des pépins et qui sont destinées à la distillation. La première question n’est pas insurmontable : un cahier des charges, après tout, ça se change et la Champagne n’en est pas à sa première évolution.
 
ŒNOLOGIE CORRECTIVE
 
La seconde est plus problématique, parce que c’est, avant tout, une histoire de qualité. En Belgique, par exemple, la vendange machine force les opérateurs « à réfléchir en termes d’œnologie corrective » .
 
AU PRIX DU KILO…
 
En 2018, le Comité champagne a effectué un test de vendange par égrainage avec une machine Pellenc. Résultat ? Dans un marc de 4 000 kilos de chardonnay, il y avait seulement 748 kilos de baies intactes et 1 172 kilos de baies éclatées, à cela s’ajoutaient 320 kilos de jus et 1 760 kilos de déchets et d’écarts de tri. Seulement 48 % de baies, dont 61 % étaient éclatées. Et « on ne peut pas vinifier les écarts de tri, alors qu’ils représentent 25 % du total » … Au prix du kilo de raisin, ce n’était pas une bonne affaire.
 
LES NOIRS SONT FRAGILES
 
Pire : « Les cépages noirs (qui représentent les deux tiers de la Champagne, NDLR) sont encore plus fragiles que le chardonnay » , note Sébastien Debuisson. Le ratio de baies sur le total était légèrement inférieur mais, surtout, on y trouvait 90 % de baies éclatées… et donc encore plus de jus d’égrainage que sur le chardonnay. Même à la main, « les cépages champenois s’égrainent mal » , commente Sébastien Debuisson. Dans ces conditions, « le pressurage s’annonce difficile » . D’autant que l’absence de rafles n’arrange rien : elle provoque des pressurages plus longs et une partie des baies, enfermée dans des gâteaux rendus plus compacts, reste intacte.
 
PERTE D’ACIDITÉ
 
Sans oublier que la vendange machine occasionne une perte d’acidité, certes moins marquée sur les blancs que sur les noirs, mais toutefois gênante pour un vignoble qui cherche de la fraîcheur. Quant au jus, à la dégustation, deux tendances se détachent, sans qu’il y ait consensus parmi les dégustateurs : le chardonnay et le pinot noir donnent des arômes plus oxydatifs et le meunier, lui, tend à l’amertume. Sans oublier les jus d’égrainage qui, eux, ont des défauts (arômes animaux, par exemple).
 
EN 2018, SOIT. QUID DE 2023 ?
 
Cerise sur le gâteau : ce test a été fait en 2018, soit une très belle année, autant du point de vue sanitaire que de celui des volumes (532 millions de kilos, tout de même). Qu’en serait-il d’une année comme 2023 ?

Les textes du cahier des charges de l’appellation champagne

Chapitre VII-1 : Récolte

b) Tout moyen ne permettant pas la récolte de grappes de raisin entières est interdit.

c) Les raisins sont transportés entiers jusqu’aux installations de pressurage. Les paniers, caisses et cagettes utilisés pour le transport des raisins du lieu de la cueillette jusqu’à l’installation de pressurage comportent au fond et sur tous les côtés des orifices permettant l’écoulement rapide et complet du jus dans l’attente du pressurage.

Chapitre IX-1 : Dispositions générales

d) Les raisins sont versés entiers dans le pressoir. Les installations de pressurage permettent le fractionnement des moûts conformément aux usages champenois.