Dans cet excellent article parue en exclu Web sur le site de Charlie Hebdo, Gilles Raveaud, explique que Bruno Lemaire, dans son livre « La voie française » a trouvé une solution simple au problème économique de la France : démonter pièce par pièce notre modèle social mis en place par le CNR (Conseil National de la Résistance) à la fin de la deuxième guerre mondiale !

Ha ! Néolibéralisme quand tu nous tiens….

Par Gilles Raveaud, exclu Web Charlie Hebdo, 21 mars 2024

Dans son livre « La voie française » (Flammarion), le ministre de l’économie propose une solution simple à nos problèmes : casser notre modèle social, comme cela a si bien échoué partout.

Un véritable « miracle économique ». Ce sont les mots utilisés par Bruno Le Maire dans son dernier livre pour décrire l’état du pays. Paris devenue la première place financière d’Europe ; une désindustrialisation stoppée (100 000 emplois industriels créés en 7 ans, soit une hausse vertigineuse de l’emploi en France d’un tiers de pourcent) ; et surtout, le plus important : « nous nous rapprochons du plein-emploi ».

Mais cela ne suffit pas, alors Bruno veut taper fort, encore plus fort, toujours plus fort, mais, rassurez-vous – ou pas – sur les personnes sans pouvoir économique exclusivement. Les plus de 55 ans sont exclus de l’emploi ? Pour Bruno, ce n’est pas de la faute des employeurs, pourtant premiers responsables. Et donc, pour « aider » les seniors, Bruno va logiquement diminuer la durée de leurs allocations chômage, quelle originalité !

Les jeunes ont du mal à trouver du travail ? Faisons entrer les entreprises dans les conseils d’administration des lycées professionnels. Et c’est tout : la question de l’insertion professionnelle de notre jeunesse est traitée en moins d’une page, Salomé Saqué appréciera.

À bas le Smic

Mais le plus beau, c’est le salaire minimum : en quelques années, la part des salariés au Smic dans l’ensemble des travailleuses et travailleurs est passée de 12 % à 17 %. Pourquoi ? Parce que ce sont les seuls travailleurs à bénéficier d’une hausse automatique de leur salaire lorsque l’inflation est forte. S’il y a de plus en plus de Smicards, c’est parce que ce sont les seuls à ne pas avoir subi une chute de leur niveau de vie ces dernières années, une situation sans précédent dans notre pays depuis la crise des années 1930. Bref, s’il y a de plus en plus de Smicards parmi les gens qui bossent, c’est parce que les entreprises n’ont pas assez augmenté les salaires de tous les autres, enfin !

Les faits sont évidents. Sauf pour Bruno, qui, à l’instar de tant de journalistes et d’hommes politiques, incriminent non pas les employeurs, mais… le Smic lui-même. Comme ose l’écrire notre écrivain, « Le nivellement par le bas n’est pas un choix de patrons ». Car c’est l’État qui fixe les salaires en France, c’est bien connu. Et donc, de solution, de merveilleuse solution qui protège des millions de familles de la misère sans coûter un rond à l’État, le Smic devient un problème : pour Bruno, le méchant Smic est devenu « un plafond de verre ».

Il va donc falloir le réduire d’une façon ou d’une autre, le message est clair, même si les solutions ne le sont pas : « réviser le profil des charges » ; « laisser aux partenaires sociaux la responsabilité de négocier son montant »… Ben alors Bruno, il est où ton célèbre courage ?

Modèle contre modèle

Concernant l’industrie, le diagnostic de Le Maire est assez juste quand il écrit que, en France la « stratégie » des entreprises, mot grandiloquent pour ce qui a été en réalité une suite de petites décisions bien peu réfléchies, a été celle d’un « middle cost industriel [à mi-chemin entre le low cost et les produits de haute technologie], consistant à produire un bien de qualité médiocre, avec le moins de personnel possible, au coût le plus bas possible ».

Résultat : des destructions de savoir-faire, des pertes d’usines et d’emplois. Comme le dit justement le ministre, ce choix « a provoqué cet enchaînement fatal : des impôts de production toujours plus élevés pour compenser le manque de compétitivité des industries restantes, des délocalisations massives, un recours structurel à la sous-traitance hors de nos frontières, une intensification et une chosification des salariés restants ».

Face à ce modèle défaillant, Macron et Le Maire en ont construit un autre, fondé sur la très forte baisse du coût du travail et des impôts pour les entreprises et les riches. Ce modèle aurait pu réussir si Emmanuel et Bruno avaient, comme le prétend le ministre, accru massivement dans l’innovation, et amélioré la reconnaissance des salariés.

Mais Macron et Le Maire, pour notre plus grand malheur à tous, ont échoué : l’emploi industriel ne progresse pas, et il n’y a aucun gain à l’exportation des entreprises françaises, bien au contraire. Notre immense déficit extérieur est leur pire défaite. Depuis sept ans et en dépit des centaines de milliards déversés aux entreprises et aux riches, la compétitivité de l’entreprise France ne s’est pas améliorée d’un pouce.

A la place de cela, ils ont détruit notre école publique, sans doute définitivement. Savoir vraiment bien lire, écrire, compter sera bientôt un luxe réservé à une élite dans notre pays, alors que le niveau éducatif ne cesse de monter sur la planète, notamment en Asie. Le Maire l’écrit : « les salaires augmenteront quand le niveau scolaire remontera ». Ce qui est exact. Mais le ministre n’a pas un mot pour les milliers d’emplois vacants d’enseignants ou la chute historique du niveau en mathématiques mise en place par Jean-Michel Blanquer lorsqu’il était ministre de la destruction nationale.

Pas d’école, pas de Sécu

Et c’est dommage, car une large part du désastre à venir en découle. Une école publique d’excellence, un meilleur lien entre universités et entreprises, une recherche puissante dans tous les domaines étaient non seulement conformes à notre tradition. C’était aussi notre dernier atout dans la mondialisation. Bruno le dit : « Mais comme cet objectif [de montée du niveau scolaire] sans cesse rappelé par le Président de la République, mettra du temps à être mis en œuvre, nous devons réfléchir à des solutions plus immédiates ».

Le raisonnement est simple : il faut diminuer le taux de chômage. Il faut absolument, et c’est vrai, que beaucoup plus de gens travaillent afin de financer notre système social, sans parler de la préservation de nos services publics ni de la transition écologique et du financement de notre invasion future de l’URSS, qui va coûter des sous. La solution est simple : des coups de pied au cul, au travail les pauvres, baissons les allocations des miséreux !

Bruno est tellement coupé des réalités sociales qu’il ose avancer l’idée d’une augmentation de la TVA, afin de financer une nouvelle « baisse des charges ». Un nouveau transfert de richesse aux employeurs, financé par l’impôt le plus injuste. Logique, de la part de l’homme qui a nié pendant des mois l’existence de super-profits évoqués même par Christine Lagarde.

Bruno avec Macron… un peu

Et Manu dans tout ça ? Son élection en 2017 ne figure pas dans la très gênante liste des meilleurs moments de la vie politique de Bruno, égrenée par l’auteur lui-même : discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité des Nations Unies le 14 février 2003 ; sauveur de l’aide européenne aux plus démunis en tant que ministre de l’agriculture en 2010 ; adoption d’un impôt minimal sur les multinationales en 2019 ; etc.

Macron est évidemment cité à plusieurs reprises dans l’ouvrage, loué pour le « courage » qu’il a eu à faciliter les licenciements, à diminuer les allocations chômage, à avoir osé supprimer l’ISF, quel héros ! Selon Bruno, « Emmanuel Macron aura choisi une voie courageuse, plus méthodique, par conséquent plus efficace, pour lever un à un les obstacles qui empêchent depuis des décennies notre société de parvenir à 5 % de taux de chômage ».

Ces obstacles, ce ne sont pas le capitalisme, ou les dysfonctionnements du marché, comme le pensaient les illettrés Beveridge, Kalecki, Keynes ou Marx, ou encore les débiles profonds auteurs du programme du Conseil national de la résistance qui appelaient à la nationalisation des ressources du sol et des banques. Ces obstacles, ce sont le droit du travail, la protection sociale, les syndicats, comme l’ont compris les génies Bruno et Manu.

Halte au manager Manu toxique

Le livre de Bruno est son premier acte de candidature officielle pour 2027, on l’a tous compris. Que pense-t-il réellement de Macron ? Impossible à dire. Mais je n’ai pas pu m’empêcher de reconnaître un portrait caché du boss dans le passage suivant, consacré à la culture du travail en France : « Il faut en finir avec le management vertical, avec la culture du petit chef aux récriminations incessantes, cesser de fixer des objectifs de performance hors de portée pour définir des objectifs raisonnables et sensés, mieux associer le salarié aux décisions stratégiques, lui donner la possibilité de faire des recommandations. »

Ce matin, on apprend que c’est la panique à Bercy : les chiffres définitifs des rentrées fiscales, tombent, et ils sont mauvais. Le déficit budgétaire en 2023 est pire que ce que l’on pensait. Il sera aussi bien pire que prévu cette année. Selon Le Parisien, le Président de la République aurait demandé des « propositions très concrètes » à ses ministres. Bruno le ministre va pouvoir relire Bruno l’écrivain pour essayer de trouver la voie française des coupes budgétaires…