Jean-Michel Remande, délégué syndical CGT du magasin la Samaritaine, le 28 février 2024. © Khedidja Zerouali / Mediapart

Une délégation de l’intersyndicat CGT du champagne composée d’une quinzaine de salariés du groupe LVMH, notamment de chez Moët&Chandon est venue soutenir Jean Michel Remande DS CGT devant le magasin « La Samaritaine », 9 rue de la monnaie à Paris, le 24 avril 2024.

La direction reproche à Jean Michel une mauvaise utilisation du site LVMHappennings », a expliqué le syndicaliste à Mediapart la veille de son entretien. Sur ce site de vente privée, les employés du groupe ont accès à des produits de luxe à prix réduit, souvent des restes de collections passées.

Mais est-ce la véritable raison ? La fédération du commerce à l’initiative de ce rassemblement en doute. Elle soupçonne la direction de la Samaritaine de vouloir se venger, suite à une affaire de vidéosurveillance clandestine, (vidéo YouTube) dénoncée par le même délégué syndical, fin 2023.

Voir l’article de Khedidja Zerouali, journaliste de Médiapart : La Samaritaine en guerre contre son délégué syndical CGT

LVMH : L’ENVERS DE L’EMPIRE DU LUXE

La Samaritaine en guerre contre son délégué syndical CGT

Jean-Michel Remande, médiatique délégué syndical CGT de la Samaritaine, a été convoqué par sa direction ce mercredi 28 février. Le magasin LVMH lui reproche d’avoir contourné la réglementation du site de vente privée réservé aux salariés du groupe, lui y voit une cabale antisyndicale. 

Khedidja Zerouali

28 février 2024 à 19h17

 

Le caillou dans la chaussure. Depuis qu’il a été embauché comme vendeur de mode à la Samaritaine, le 1er mars 2020, Jean Michel Remande, cégétiste au look soigné, est de toutes les luttes qui bousculent le grand magasin appartenant à LVMH, le groupe de luxe de Bernard Arnault. Lunettes bleutées, pendentif kabyle, chemise bariolée et langage marxiste.

« Il faut qu’on rappelle à LVMH qu’ils ne font pas les lois et que ceux qui font la richesse, au sein de ce groupe, c’est nous, répète-t-il régulièrement. Bernard Arnault sans maroquinière pour faire ses sacs et sans vendeuse pour les vendre, il n’est rien. » Ce mercredi 28 février, le cégétiste a été reçu par la direction du magasin pour un entretien préalable à une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement. À sa sortie, l’attendaient quelque deux cents militant·es CGT venu·es de toute l’Île-de-France, voire d’autres régions, pour le soutenir. 

Jean-Michel Remande, délégué syndical CGT du magasin la Samaritaine, le 28 février 2024. © Khedidja Zerouali / Mediapart

« On me reproche une mauvaise utilisation du site LVMHappennings », a expliqué le syndicaliste à Mediapart la veille de son entretien. Sur ce site de vente privée, les employé·es du groupe ont accès à des produits de luxe à prix réduit, souvent des restes de collections passées. « Parfois, avec les collègues, on faisait des commandes groupées pour partager les frais de port. D’autres fois, j’ai prêté ma carte bleue pour ces achats groupés et les gens me remboursaient. Apparemment, c’est ça qui poserait problème. »

Le règlement du site de vente privé indique que tout manquement avéré peut être sanctionné par une « interdiction, définitive ou temporaire, de participation aux ventes ». Mais lors du rendez-vous avec la direction, c’est beaucoup plus qu’une interdiction d’accès au site de vente qui a été envisagée.

Interrogée par Mediapart, la Samaritaine est revenue dans le détail sur les griefs notifiés au syndicaliste, et à cinq autres salarié·es dans le cadre de la même procédure disciplinaire – selon Jean-Michel Remande, trois sont encarté·es à la CGT. L’entreprise décrit un groupe qui aurait, sur le site de vente privée, « procédé à l’achat de plusieurs dizaines de milliers d’euros de produits de luxe », dépassant les quotas autorisés, multipliant et échangeant les cartes bancaires, « en sollicitant et en faisant pression sur d’autres salariés pour procéder à des achats pour eux ». ( L’ensemble des réponses du magasin sont à retrouver dans les annexes de cet article.)

L’entreprise précise que ces pratiques « violent de multiples règles internes mais également légales » et « peuvent permettre aux personnes gérant ce type de trafic de procéder à de la revente illégale et de gagner ainsi des dizaines de milliers d’euros par an tout en échappant frauduleusement à l’impôt ».

La vérité de tout ça, c’est que ça les fait chier d’avoir une section CGT qui dit les choses.

Amar Lagha, secrétaire général de la fédération Services et commerce de la CGT

De son côté Jean-Michel Remande réfute tout. À la sortie de sa convocation, au micro et devant ses soutiens, il confirme avoir prêté sa carte bancaire quelques fois, avoir fait des commandes groupées avec des collègues et rentre dans le détail de ses commandes personnelles sur le site.

« La DRH [directrice des ressources humaines – ndlr] m’a aussi dit que je suis une terreur au sein du magasin, poursuit-il, que je harcèle mes collègues. Elle voulait mes cartes bleues. J’ai refusé, elle n’a qu’à appeler les organismes bancaires pour savoir si elles m’appartiennent ou pas. » Comme le prévoit la loi, aucune sanction n’a été prononcée contre le syndicaliste pour l’heure, et la direction a dit se donner 48 heures pour prendre une décision. 

« La vérité de tout ça, c’est que ça les fait chier d’avoir une section CGT qui dit les choses », clame au micro Amar Lagha, le secrétaire général de la fédération Services et commerce du syndicat. Il n’est pas le seul à le penser. La CGT a lancé un appel à mobilisation nationale pour son délégué syndical.

Devant le magasin, mercredi 28 février, ils sont à peu près deux cents cégétistes à camper devant les entrées du grand magasin. Si l’ambiance était quelque peu tendue entre les syndicalistes, l’huissier et les gendarmes, aucune intrusion dans le magasin n’a eu lieu.

Le syndicalisme dans le groupe de Bernard Arnault 

Dans ce quartier parisien très largement occupé par LVMH (outre la Samaritaine, on décompte sur quelques centaines de mètres carrés un magasin Louis Vuitton et le siège de la marque, le café Cova et l’hôtel Cheval Blanc), ils sont plusieurs à être venus, drapeau sur l’épaule, chasuble sur le dos, raconter la réalité de l’activité syndicale dans le groupe Bernard Arnault.

« Les syndicats existent dans les magasins Sephora depuis plus de vingt ans », débute Jenny Urbina, déléguée syndicale CGT pour l’ensemble des magasins Sephora. « Quand on a commencé à installer des syndicats dans les magasins, c’était compliqué, bien sûr. Aujourd’hui, on a une relation plus cordiale avec la direction. Mais en comité de groupe, Jean-Michel nous fait souvent part de problématiques dans ce magasin, notamment en termes de management. Tout le groupe le sait. » 

Treize salarié·es de la maison de champagne Moët et Chandon ont fait le déplacement depuis la Marne spécialement pour soutenir leur collègue. Alexandre Rigaud, machiniste régleur à Épernay et délégué syndical CGT, estime que par cette convocation, « ce n’est pas seulement Jean-Michel qui est attaqué, mais aussi le syndicat et les travailleurs qu’il représente ». 

« On s’aperçoit que les attaques contre le syndicalisme sont de plus en plus récurrentes dans le groupe, à la Samaritaine encore plus », insiste-t-il. « On a l’impression que ces attaques se concentrent surtout sur la CGT et qu’elles sont plus fortes dans les lieux où le syndicat est le moins bien installé… Quoique, même chez nous en Champagne, alors qu’on a des syndicats forts, ils commencent à venir nous chercher. »

Des salariés de Moet et Chandon syndiqués à la CGT venus soutenir leur camarade de la Samaritaine convoqué par sa direction, le 28 février 2024. © Khedidja Zerouali / Mediapart

D’autres salarié·es du commerce sont aussi là, issu·es des magasins Auchan, du géant de la restauration collective Sodexo ou encore de Conforama et Cultura. C’est que la fédération Services et Commerce de la CGT a battu le rappel depuis plusieurs jours. Dans un communiqué paru la veille, l’organisation syndicale avait prévenu : « En cas de tentative de répression, nous organiserons de nouveau des actions coup de poing. […] La CGT ne cédera pas aux intimidations. » 

La direction de la Samaritaine estime que ces accusations relèvent d’un « raccourci inacceptable » et qu’elles sont « fausses et inimaginables au sein de notre entreprise », « totalement contraires aux valeurs de pluralisme, de dialogue social et de liberté syndicale » qu’elle porte.

Depuis que le magasin a rouvert en mai 2021, après de longues années de travaux, de nombreux conflits sociaux ont eu lieu sous les dorures du magasin. Il n’a fallu que trois mois pour que Jean-Michel Remande devienne responsable syndical dans le magasin. « Dès l’ouverture, le turn-over des salariées était très important, explique-t-il. On a remarqué tout de suite un management problématique. Les managers avaient un ton autoritaire, ils parlaient mal, les salariés avaient peur, n’osaient rien dire. On fermait notre bouche puisqu’on avait tellement peur de perdre notre boulot. » Mais quand il a commencé à s’exprimer, il ne s’est plus arrêté, au grand dam de son employeur.

En janvier 2024, les élections professionnelles passées, il est devenu délégué syndical du magasin. Depuis plusieurs mois, il endosse aussi les rôles d’élu au comité social du groupe LVMH et négociateur de branche grands magasins. 

Rue de la Monnaie, où se situe le grand magasin, juste en face du siège de Louis Vuitton, Jean-Michel s’est fait une réputation. Fin 2021, quand des vendeuses épuisées dénoncent un management violent, il est à leur côté. Le 2 mars 2022, quand une vendeuse du rayon beauté porte plainte contre la Samaritaine pour complicité de harcèlement, c’est lui qui l’accompagne.

C’est encore lui qui lance l’alerte pour les salarié·es du sous-sol qui travaillent dans des conditions difficiles, avec « des nuisibles qui se baladent au sol », des « problèmes de clim’ » et des « odeurs nauséabondes ». En 2023, quand des salariés noirs décident de révéler, dans Mediapart, des humiliations racistes qu’ils subissent au sous-sol du magasin, il est toujours là. 

Des caméras cachées au sous-sol de la Samaritaine 

La dernière lutte interne en date, portée fin 2023 par des salariés du sous-sol qui ont découvert des caméras de surveillance dissimulées sur leur lieu de travail, est encore dans tous les esprits. Mourad et Kamel, deux des salariés qui avaient alerté sur la présence de ces caméras dissimulées, ont depuis été licenciés. Officiellement, on leur reproche des absences injustifiées et des retours de pause non signalés.

Le lundi 26 février, ils comparaissaient en référé (la procédure d’urgence) devant le conseil des prud’hommes de Paris, pour tenter de faire reconnaître leur statut de lanceurs d’alerte et obtenir leur réintégration. Les prud’hommes les ont déboutés, considérant qu’il n’y avait pas lieu à juger dans l’urgence. 

Retour à la case départ pour Mourad et Kamel, qui devront donc constituer un dossier sur le fond et se présenter de nouveau devant le conseil. « On va le faireassure l’un d’eux. On a été mis à pied juste quatre jours après avoir dénoncé la présence de ces caméras ! On a aussi lancé une démarche avec la Défenseure des droits pour qu’elle rende un avis sur notre statut. »

La présence de ces caméras au sous-sol de La Samaritaine a aussi déclenché une enquête de la Cnil, comme l’institution l’a confirmé à Mediapart. Des contrôles et des auditions ont eu lieu, et l’enquête est encore en cours d’instruction. 

Pour la CGT, la convocation de Jean-Michel Remande n’est pas étrangère à cette affaire : « La direction de la Samaritaine, prise la main dans le sac dans une affaire de vidéosurveillance clandestine, a décidé de se venger du délégué syndical qui a dénoncé les faits. »

Le magasin réfute : « Cette procédure n’a aucun lien avec l’appartenance réelle ou supposée de certains des six salariés à une quelconque organisation syndicale. »

La Samaritaine dément toujours fermement des « accusations graves » et « fausses » concernant la présence desdites caméras. Le magasin assure qu’il s’agissait en fait de « caméras test » parfaitement légales, mises en place par un prestataire en raison « d’une recrudescence de vols rendus possibles du fait du mauvais emplacement des caméras installées » dans les réserves.

Des enquêtes internes « ont permis de démontrer que certains salariés avaient délibérément endommagé ces caméras tests et ont dérobé leurs cartes SD », et qu’elles « ont été mises en demeure de les restituer à la demande de la Cnil »

Il est 15h30 quand les salarié·es quittent la place, sous l’impulsion du secrétaire général de la fédération Services et commerce de la CGT. Chacun·e rentre chez soi et la place retrouve de son calme luxueux. Mais pas pour longtemps, à en croire le syndicaliste, qui promet que la prochaine fois que les syndiqué·es reviendront à la Samaritaine ce n’est pas pour camper devant, mais dedans, « 24 heures s’il le faut » : « On va vous pourrir la vie, s’il le faut on viendra dormir ici une fois par mois, la CGT répondra aux attaques. Vous avez voulu la guerre ? Vous aurez la guerre. » 

Khedidja Zerouali